La colonisation de l’Afrique et surtout sa décolonisation est souvent décriée comme source de nombreux conflits actuels, notamment à cause du mauvais découpage du continent hérité de la conférence de Berlin et des quelques redécoupages ultérieurs. Le cas de la région autoproclamée d’Ambazonie en est un bon exemple. Région de près de 44 000 km2 située au nord de la côte camerounaise à majorité anglophone, l’Ambazonie est en proie depuis 2017 à un conflit armé opposant des groupes indépendantistes à l’armée du Cameroun.
Ce petit territoire situé au Nord Est du Cameroun concentre les principales régions agricoles et pétrolières du pays avec 20 % de la production agricole du pays dont 45 % de la production cacaoyère nationale, 70 % de la production nationale du café arabica, plus de la moitié de la production nationale d’huile de palme et 20 % des productions nationales de féculents (maïs, manioc, pomme de terre, haricot et banane douce). Pour comprendre la situation actuelle de l’Ambazonie, il est nécessaire de remonter à la conférence de Berlin de 1885. Cette dernière, s’étant fixé pour objectif de partager le continent africain entre les puissances européenne, acte en effet officiellement le protectorat de facto imposé par Bismarck, alors chancelier de l’Empire allemand, sur la région du Kamerun . En 1911, au cours de la célèbre crise d’Agadir, un accord entre les gouvernements allemand et français est trouvé pour que la région au sud du Kamerun, alors française, passe sous domination allemande et devienne le Neukamerun, en échange du protectorat français sur le Maroc. Cette situation ne dura pas longtemps puisque l’Allemagne perdit le contrôle de son protectorat au cours de la première guerre mondiale. À la fin de cette dernière, la France récupéra le Neukamerun (actuel Gabon, Congo Brazzaville et Centrafrique) et se partagea avec la Grande Bretagne le Kamerun. Cette dernière récupéra alors la partie nord, agrandissant vers l’Est le Nigéria et la France la partie sud, créant en 1960, à l’indépendance, la République Fédérale du Cameroun. En 1961, les deux régions du Cameroun britannique sont consultée afin de choisir entre rejoindre le Nigeria (anglophone) ou le Cameroun (francophone). La région du Nord choisi le Nigeria le 1er juin 1961 et la région sud préfère rejoindre le Cameroun francophone le 1er octobre de la même année, créant de ce fait la république fédérale du Cameroun, choisissant comme le nom l’indique une organisation fédérale.
La situation du pays se complique en 1972 lorsque, à la suite d’un nouveau référendum, le premier président du Cameroun, Ahmadou Ahidjo met fin à l'État fédéral pour un État unitaire, montrant un rejet de la partie anglophone du pays. Cela est accentué en 1984 lorsque Paul Biya, nouveau président du Cameroun, change le nom de « République unie du Cameroun » à « République du Cameroun », effaçant toute référence au système de gouvernement antérieur.
Cette situation tendue explosa en 2017 lorsque Sisiku Ayuk, à la suite de manifestations réprimées des avocats anglophones, proclame l’indépendance des régions anglophones du Cameroun. Cette proclamation fut aussitôt suivie de répression armée de la part du gouvernement de Yaoundé. En janvier 2018, entre 7 000 et 30 000 personnes ont déjà été se réfugier au Nigeria. Parmi ces réfugiés se trouvent les membres du gouvernement autoproclamé d’Ambazonie, dont le président Sisiku Julius Ayuk Tabe. Ces derniers seront arrêtés et refoulés au Cameroun. Samuel Ikome Sako devient alors le président par intérim de la République fédérale d’Ambazonie et déclare que 2019 sera l’occasion de passer d'une guerre défensive à une guerre offensive et qu’il faudra obtenir une indépendance de facto sur le terrain. En mars 2019, une première victoire juridique vient en soutien aux séparatistes. La Haute Cour d’Abuja, au Nigéria, donne raison aux leaders sécessionnistes en soutenant qu'ils ne pouvaient pas être extradés vers le Cameroun après leur arrestation, puisqu'ils ne se reconnaissent plus comme des citoyens de ce pays, condamnant les autorités nigérianes à leur verser des dommages et intérêts (*). En avril 2019, Sisuku Ayuk Tabe, leader indépendantiste, et plusieurs de ses collaborateurs décident de boycotter leur procès en ne s’y rendant pas. Il sont alors condamnés à la réclusion criminelle à vie. À la fin de l’année 2019, lors des voeux présidentiels, Paul Biya déclare: «Si l'appel à déposer les armes que j'ai lancé aux entrepreneurs de guerre reste sans réponse, les forces de défense et de sécurité recevront instruction de les neutraliser».
Cependant, les élections municipales du 9 février 2020 au Cameroun voient un fort taux d’abstention dans l’ensemble du pays, et plus particulièrement dans les régions anglophones, où les groupes séparatistes promettent des représailles à ceux qui iraient voter. Depuis sa cellule, le président du “gouvernement d’Ambazonie”, déclare qu’ils sont plus que jamais engagés dans une indépendance totale ou une résistance à jamais. À cette occasion, les forces du gouvernement camerounais commettent de nombreux abus de pouvoir, comme le massacre de 23 civils dont 15 enfants et 1 femme enceinte à Ntumbo, un village du Nord-Ouest. D’abord nié par le Cameroun, l’armée reconnaît sa responsabilité et explique que des soldats auraient été attaqués par des terroristes séparatistes, et que au cours de la contre-attaque les militaires auraient accidentellement déclenché un incendie responsable de la plupart des morts. Quelques jours plus tard, le gouvernement rectifie à la radio et admet que des soldats ont "donné l'assaut" contre des séparatistes et qu’ "après des échanges de tirs au cours desquels cinq terroristes ont été abattus", ils ont "découvert que trois femmes et dix enfants avaient péri du fait de leur action. Pris de panique, les militaires, ont tenté de masquer les faits par des incendies ».
Cynthia Petrigh, Experte en consolidation de la paix pour les Nations Unies dans les zones frontalières du Cameroun, du Tchad et du Gabon et autrice de la note de l’Ifri “Éducation et pouvoir dans le conflit anglophone du cameroun” a accepté de répondre à nos questions:
Y-a-t-il un rejet de l’anglais au Cameroun ?
La langue est vraiment au cœur de ce conflit. En effet pour en comprendre tout le paradoxe, il suffit de souligner le fait que le mot « Anglophone » est lui-même un mot francophone.
La question de la langue n’est pas purement linguistique mais aussi de gouvernance. Elle a un rapport avec l’histoire du pays, sa culture, ses idées, sa colonisation. L’importance de la langue découle principalement du processus de colonisation qui était très différent entre Français et Anglais.
La colonisation Britannique avait pour but de faire émerger les élites locales, en respectant leur pouvoir et leur culture tout en administrant la région sous mandat grâce à l’établissement de rapports pacifiques.
La colonisation Française quant à elle fonctionnait d’une façon différente. Le but était de créer un modèle centralisé et uniforme, sur le type du modèle français..
Paradoxalement, c’est le Français qui a été majoritairement conservé dans ce pays. Toute l’administration se fait en Français, les lois sont françaises et l’anglais, langue internationale, est traité comme un obscur dialecte provenant d’une région reculée du pays.
Ce n’est donc pas seulement la langue anglaise en soi qui est rejetée, mais le mode de gouvernance qu’elle rappelle.
Le terme « Anglophone » manque de définition. Pour les Camerounais, le terme Anglophone ne renvoie pas forcément à l’idée de parler l’anglais. Il faut tout de même souligner que le Cameroun est composé de 271 ethnies et d’autant de langues. Donc le terme Anglophone rapporte plus à une forme et une idée politique qu’à une langue à proprement parlée, bien que l’anglais reste le symbole de cette politique.
Cependant depuis 2019, l’état a fait quelques efforts dans le sens du bilinguisme, en traduisant par exemple les textes administratifs et les lois en Anglais. Mais c’est trop peu, trop tard.
Est-ce cette différence culturelle qui explique la centralisation du pays?
Lors du référendum afin de savoir si le Cameroun britannique du Sud préférait se rattacher au Cameroun francophone ou au Nigéria, l’indépendance n’étant pas une option: Il décide alors de rejoindre le Cameroun qui lui promettait la mise en place d’une fédération, et donc la conservation de leur autonomie et de leur mode de fonctionnement ainsi que de leur culture.
Cependant, après le référendum du 20 Mai 1972, l’état redevient unitaire et donc le Cameroun Sud se sent lésé et trahi. La formation fédérale qui lui permettait de conserver son autonomie vient d’être annihilée.
Toutes les manifestations, y compris les plus pacifiques organisées par les professeurs ont été réprimé dans la plus grande violence. Aucun dialogue n’a jamais été ouvert. Pour s’en rendre compte il suffit de constater le fait que les méthodes, d’ailleurs efficaces, qui ont été utilisées pour détruire le groupe terroriste Boko Haram sont exactement les mêmes que celles qui ont été utilisé pour réprimer les manifestations pacifiques de la population!
À propos de l’enseignement, en quoi la situation est particulièrement préoccupante ?
Les Camerounais étaient très fiers de leur éducation. Notamment les Anglophones, qui surpassaient les Francophones dans ce domaine.
En 1987, de plus en plus de magistrats, de professeurs, d’avocats uniquement francophones ont été envoyés dans les régions anglophones. Ce qui n’avait aucun sens, si ce n’est celui d’irriter parents et professeurs du fait de ce qu’ils percevaient comme un nivellement par le bas
Les professeurs ainsi que les parents d’élèves et les étudiants ont organisé des manifestations pacifiques, qui ont été violemment réprimées..
Les professeurs et étudiants ont donc décidé de boycotter l’université pour une courte durée afin d’engager des pourparlers avec les syndicats et le gouvernement. Les groupes armés se sont emparés de ce boycott, qu’ils font respecter par la terreur.L’école est donc devenue otage en tant que symbole central de cette lutte.
Cela fait maintenant plus de 4 ans que toute la jeunesse camerounaise ne va plus à l’école. Ils tirent une balle dans le pied des population qui sacrifient une jeunesse qui ne retournera peut être plus jamais à l’école
Tous les Anglophones sont ils séparatistes?
Pas du tout. On trouve des Anglophones non séparatistes avec de fortes revendications comme le rétablissement du fédéralisme par exemple. Kah Walla, par exemple, est une femme politique Camerounaise qui s’était présentée aux élections. Elle est anglophone mais n’est pas séparatiste. Elle souhaite mettre en place un cessez-le-feu.
Il y a aussi les élites, Anglophones comme Francophones, pour qui la paix est plus importante que le modèle politique, pour pouvoir continuer leur business.
L’Eglise, et plus généralement la religion, joue t-elle un rôle dans le conflit?
L’église joue en général un rôle important dans toutes les sociétés dysfonctionnelles. Il y a plusieurs églises au Cameroun. Oui, l’église joue effectivement un rôle important:. elle soutient la population, elle aide à acheminer de l’aide humanitaire, tente de proposer la mise en place de dialogue.
De plus, certaines églises tentent discrètement d’animer des salles de classes et de cours dans une région où 850 000 élèves ne se rendent pas à l’école.
Dans ce conflit l’église joue un rôle positif, elle est écoutée, crédible et a des contacts.
Quel est le rôle et l’implication de la France dans cette crise?
A l’heure actuelle la France perd beaucoup de terrain en Centrafrique, au Mali mais pas au Cameroun où la France est encore la puissance internationale la plus écoutée et l’ambassade la plus influente.
Elle est l’un des acteurs les plus importants politiquement. Il apparaît qu’Emmanuel Macron gère directement certains de ces dossiers, notamment sur la question du massacre de Nharbuh en février 2020.
Cependant, la France est clairement perçue comme soutien inconditionnel de Biya, et s’est trop longtemps compromise en soutenant des élites corrompues. Mais depuis peu, sa prise de position est plus nuancée et l’on peut espérer qu’elle pourra jouer un rôle positif pour une sortie du conflit.
Le ministère des affaires étrangères de la Russie à écrit un communiqué à ce sujet le 7 novembre 2018, est-elle impliquée dans la crise?
La position Russe au conseil de sécurité est totalement opposée à celle des Etats-Unis, assez interventionniste. Les Russes prônent la neutralité dans ce conflit. Il faut cependant ne pas oublier que c’est la Russie qui forme de nombreuses forces militaires en Afrique.
Par ailleurs la Chine est très impliquée au Cameroun, notamment par la construction d’un nouveau port de Kribi.
Ces deux pays sont très impliqués dans ces pays mais presque uniquement pour en tirer des richesses naturelles qu’ils pourront exploiter par la suite.
Edouard Saïd, qui a écrit Culture and imperialism, parlait à son époque (Le livre fut publié en 1993) de trois pays qui sont véritablement impérialistes, ce sont la France l’Angleterre et les USA. La plupart des autres puissances coloniales étaient principalement intéressées par les ressources naturelles et pas par “l’oeuvre civilisatrice”. C’était également le cas de l’Allemagne au XIXe siècle. L’avenir dira si les Chinois et les Russes ont vocation à influencer les mentalités, mais pour le moment ces pays paraissent plus intéressés par les ressources.
Quel est le rôle des femmes ?
Le rôle des femmes dans ce conflit est très intéressant puisque historiquement, une institution de femme nommée les Takumbeng était en charge de la protection de la communauté. Notamment lorsque leur grand leader Fru Ndi était en résidence surveillé en 1960, elles se chargeaient de sa protection physique.
Concernant la crise actuelle, elles ont réussi à s’imposer et à prendre une place importante en créant un conglomérat de différentes ONG fondées par des femmes, le Southern Northern Women’s Task Force (SNWOT). Ce réseau agit aussi bien dans le domaine humanitaire (aide aux personnes déplacées, soutien aux victimes de violences exuelles, etc.) que politique (appels au dialogue et au cessez-le-feu). Ces femmes font preuve d’un grand courage puisqu’elles sont sur le front dans les zones de combats, se font régulièrement menacer de mort, doivent gérer des situations politiques, familiales, personnelles… très compliquées.
La crise anglophone n’est elle pas simplement un rejet du “système Biya”, au pouvoir depuis les années 80?
Dans les années 90, F. Mitterrand demande aux chefs d'Etat africains de passer au multipartisme et en échange il lui assurait son soutien pour éviter leur renversement.
Le président Biya est au pouvoir depuis 1982 et son “logiciel” date des années 70-80.
En soi, il existe un multipartisme, mais le système est biaisé. Par exemple les élections sont annoncées trois semaines à l’avance, ce qui ne laisse pas le temps aux autres partis que celui du président de se préparer et de se présenter aux élections.
Par ailleurs, dans les zones anglophones, les milices armées imposent la terreur afin de rejeter tout ce qui est assimilé à l’état Camerounais. Ils boycottent donc les élections en menaçant de mort toute personne qui aurait l’idée saugrenu d’aller voter, ou pire, de se présenter aux élections.
Comment interpréter la décision de la haute cour d’Abuja au Nigéria?
C’est une décision probablement plus juridique que politique. Leur décision d’extrader les séparatistes était illégale mais le mal était déjà fait. Le Nigéria a passé beaucoup de choses au Cameroun en raison de la lutte contre Boko Haram. .
Quel est la situation aujourd’hui?
Des affrontements ont lieu dans le centre de Bamenda, alors que les centres villes étaient réputés être contrôlés par l’armée. Ce n’est dorénavant plus le cas.
Certains groupes armés ont répondu à l’appel du secrétaire général de l’ONU, demandant un cessez-le-feu COVID, notamment le SOCADEF.
Pourquoi la situation est si peu connue ?
Il y a un très gros effort de l’état Camerounais pour faire taire l’information sur la situation. Cela passe par un fort lobbying.
Des pays ont souhaité faire entrer le sujet du Cameroun à l’Ordre du Jour du conseil de sécurité de l’ONU mais ils n’y sont jamais parvenus. Finalement, les Etats-Unis et le Royaume-Uni, ont réussi à placer la question Camerounaise au sein de l’ordre du jour d’une réunion informelle visant à parler de la situation humanitaire dans la région. Même face à une telle initiative le gouvernement Camerounais a réagi de façon forte.
De plus les médias occidentaux ne s’intéressent pas assez à la situation. Ce désintérêt est peut-être lié à l’amalgame qui est fait entre Afrique, instabilité politique et guerre civile.
Les ONG arrivent-elles à être présentes au Cameroun?
Personne, aucun acteur de ce conflit, ne pense à la population, à la violence quotidienne qu’elle subit, aux viols, aux meurtres, aux tortures, aux attaques terroristes perpétrées quotidiennement par les armées des deux camps.
Les ONG aident du mieux qu’elles peuvent mais de la façon la plus discrète possible par peur de risquer la vie de leurs personnels. Le choix est cornélien : aider la population ou dénoncer les exactions commises dans le pays au risque de ne plus pouvoir aider la population ?
Article de Nikolas Keckhut
Propos recueillis par Nikolas Keckhut et Nathan Ray
Illustration de Rebecca Bonef
Pour plus de documentation:
Utopie et dystopie ambazoniennes : Dieu, les dieux et la crise anglophone au Cameroun (par Nadine Machikou): https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2018-2-page-115.htm?contenu=article#no1
Le conflit anglophone au Cameroun, Un dialogue sans partenaires (par Cynthia Petrigh): https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/petrigh_conflit_anglophone_cameroun_2019.pdf
Éducation et pouvoir dans le conflit anglophone du cameroun (par Cynthia Petrigh): Education et pouvoir dans le conflit anglophone au Camerounwww.defense.gouv.fr › content › download › file › 20...
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