L’Europe est revenue récemment, avec la crise en Ukraine, au centre de la géopolitique mondiale, cependant, cela fait des années que les enjeux géopolitiques bouleversent le vieux continent en coulisse. En effet, la Chine, puissance montante du XXIe siècle semble vouloir prendre pied en Europe, dans les zones non occupées par l’Union Européenne, mais également au sein de celle-ci. Or, comment l’Europe pourrait elle s’imposer dans le monde si une partie de son territoire est sous influence du pays qui semble de plus en plus représenter la grande menace du XXIe siècle.
Pour cela, la Chine met en œuvre des mécanismes nouveaux, combinant mercantilisme, libéralisme et colonialisme. Au Monténégro, le contrat entre l’État monténégrin et la Chine pour la construction de l’autoroute entre Belgrade et Bar en est un bon exemple, conclu en 2015, il prévoyait un prêt de 1,1 milliard d’euros, soit 25% du PIB du Monténégro et prévoyait la récupération par le l’empire du milieu de territoires, par exemple un port comme celui de Bar, en cas de non remboursement.
Cette stratégie mise en place est celle des prêts bonifiés (soft loans). Garantis par l’État receveur et faisant intervenir des banques contrôlées par le gouvernement chinois, ils sont un véritable débouché commercial pour l’activité économique chinoise. En plus des bénéfices tirés des 2 à 3% de taux d’intérêt sur quinze à trente ans sur 85 à 90% des coûts du projet, les prêts doivent être mis en œuvre par une entreprise chinoise désignée, et parfois contrôlée par le gouvernement chinois. La Chine fait donc payer à un pays l’embauche de sa propre main d'œuvre, matériaux et techniques. En effet, l’entreprise contractante fournit une part importante des ressources humaines et du matériel de construction nécessaires aux travaux. Les secteurs visés sont les infrastructures de transport autoroutier et ferroviaire, les énergies, principalement fossiles), les industries lourdes (polluantes) et enfin la modernisation d’aciéries ou de centrales électriques au charbon. Par exemple, la rénovation centrale au charbon Kostolac B3 est financée par la Chine en Serbie.
Cependant, cette stratégie a des effets bien plus pervers que le simple enrichissement chinois. En effet, le mirage de la croissance économique chinois entraîne pour les États cocontractants un accroissement toxique de la dette publique et une dépendance accrue envers la Chine. Comme l’a dit un citoyen monténégrin lors d’un reportage de France 24(1), « Notre pays est déjà un pays vendu, notre territoire ne nous appartient déjà plus ».
La stratégie se déploie également en Serbie, où les investissements directs étrangers (IDE) chinois devancent désormais ceux des Russes et sont proches de ceux de la France, premier investisseur dans le pays, ou encore en Grèce avec le rachat progressif par la Ocean Shipping Co. (COSCO) du port du Pirée.
En effet, tous ces investissements s’inscrivent dans la stratégie des « nouvelles routes de la soie », principalement la maritime, d’autant que la route terrestre fut récemment remise en cause par l’actualité récente d’Europe orientale(2). La Chine entend en effet contrôler les axes de transport en achetant des ports et améliorant les autoroutes. Le port de Bar, qui menace de passer sous drapeau chinois est un bon moyen d’écouler la marchandise chinoise dans la mesure où le port est souvent considéré comme la porte d’entrée de l’Europe centrale.
Outre le volet économique, la Chine use de tous les outils à sa disposition afin d’étendre son influence. Intellectuellement, la Chine a activement milité pour l’implantation d’une antenne de l’université Fudan à Budapest. L’opposition à M. Orban parla de « cheval de Troie» de la Chine communiste. En réaction, la mairie du 9e arrondissement de Budapest - aux mains de l’opposition - a rebaptisé les artères centrales du futur campus de Fudan, qui portent désormais les noms du dalaï-lama et de martyrs ouïghours. De plus, la Chine dispose d’Instituts Confucius dans tous les pays de la région (à l’exception du Kosovo),.
La puissance chinoise a également conclu des accords bilatéraux d’exemption de visa avec la Serbie (2017), la Bosnie-Herzégovine (2018) et l’Albanie (2018) et l’image chinoise, déjà bonne à été renforcée par la « diplomatie du masque et du vaccin ». En effet, la Chine a répondu à l’appel du gouvernement serbe par l’envoi immédiat de matériel, d’équipes médicales et de vaccin contre la Covid-19. En réalité, si l’image de la Chine est si bonne, c’est surtout dû à la désinformation. 40% des Serbes pensent que la Chine a été le premier pays donateur de vaccin et seulement 17% pensent que le premier donateur est l’Union européenne, alors que les dons de celle-ci sont près de quatre-vingts fois supérieurs à ceux de la Chine.
Le véritable défi est d’essayer de comprendre ce que cherche la Chine. Pour Milica Kovacevic, président du Centre pour la transition démocratique (CDT: Center for democratic transition / Centar za demokratsku tranzicijuthe) explique que la politique russe est aisément compréhensible car elle n’a pas changée depuis des centaines d’année: « Ca n’a jamais été d’occuper, mais de déstabiliser et de prévenir une intégration occidentale des Balkans, dans l’Empire Austro-Hongrois, ou plus tard dans l’OTAN ou dans l’UE ». Pour la Chine, il « ne pense pas que quelqu’un comprenne l’objectif final ». Pour Stefan Vladisavljev, coordinateur de programme pour le think tank du Fonds de Belgrade pour l'excellence politique (BFPE): "C'est donc un moyen facile d'entrer sur le territoire européen. C'est un moyen facile d'établir une sphère d'influence dans le voisinage immédiat de l'Union européenne. »
En effet, aujourd’hui, la Chine ne veut pas seulement contrôler les axes, elle souhaite s’implanter dans le paysage mondial comme nouvelle superpuissance et le « nain géopolitique » européen est pour elle le paysage idéal pour son extension. La Chine a du mal à convaincre les états de la rejoindre sur une base idéologique, comme l’expliquait Victor Louzon a notre micro(3), l'insuffisance de projet idéologique chinois l’empêche de former un bloc comme l’était le bloc communiste durant la Guerre froide. La Chine n’a d’autre choix que de s’implanter par la force et l’économie dans des pays où son image est particulièrement bonne comme en Serbie et au Monténégro, où l’image chinoise surpasse celle de l’Union européenne (de loin dans le cas de la Serbie) et talonne celle de la Russie.
En réalité, c’est surtout un problème d’ancrage de l’Union Européenne dans les Balkans qui est la source du problème. 46 % des Serbes pensent que leur pays ne parviendra jamais à adhérer à l’Union européenne, et malgré un progrès (33% en 2015), le manque d’horizon pour ces pays, qui se sentent abandonnés par l’Europe, se détournent logiquement et légitimement vers d’autres puissances. Il se peut cependant que le réveil de l’Europe, amorcé par la crise en Ukraine, ait produit chez les élites européennes une prise de conscience sur la protection du voisinage immédiat du continent et sur l’urgent besoin d’ambition dans le projet européen.
Comments