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Jules Bigot

La redéfinition du groupe de Visegrád à l’aune de la crise ukrainienne

Dernière mise à jour : 18 mars 2022


NB: Cet article à été écrit avant la visite des chefs de gouvernement polonais, tchèque, et slovène à Kiev (Pour en savoir plus: https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/16/visite-surprise-a-kiev-de-trois-premiers-ministres-europeens_6117720_3210.html)


Le 15 février 1991, la déclaration de Visegrád était adoptée par les dirigeants polonais, hongrois et tchécoslovaque. Cette déclaration, et le groupe nouvellement créé, visait à coordonner la transition des États signataires vers une Europe et un Occident libéral qui, à la chute de l’URSS, les attendaient à bras ouvert. Cette transition, qui devait in fine conduire à l’intégration de ces pays au “système politique et économique européen[1]“, s’appuierait sur des principes tels que l’État de droit, le respect des droits de l’homme et du droit à l’information. Or, tout lecteur attentif à l’actualité européenne sait que c’est du fait du non-respect de ces principes que la Hongrie et la Pologne sont aujourd’hui poursuivies par les instances européennes.

La République tchèque ne s’est pas non plus montrée sous son meilleur jour pendant le mandat du Premier ministre Andrej Babiš, lequel était cité dans les Pandora Papers et s’est récemment vu retirer son immunité parlementaire pour des soupçons de détournements de fonds européens, ou sous le mandat de l’actuel Président de la République qui a souvent exprimé son souhait de voir son pays et la Russie se rapprocher dans le passé (construction d’une centrale nucléaire russe, achat de vaccin russe)[2]. Le nouveau gouvernement élu en octobre dernier a cependant affiché sa volonté de tourner cette page et de se réorienter vers une politique plus fidèle aux objectifs initiaux du groupe de Visegrád (V4). Élue notamment en tant que front anti-corruption face à Babiš, la coalition exprimait sa volonté d’ancrer la politique étrangère tchèque dans celle de l’Union européenne et de l’OTAN. Une orientation confirmée par le député européen Marcel Kolaja (Parti Pirate tchèque) lors d’une interview en novembre dernier, pour qui certains gouvernements du V4 se seraient perdus en route, que ce soit en se rapprochant de la Russie ou de la Chine, ou en ne respectant pas des droits fondamentaux. Face à cette situation, le gouvernement au pouvoir souhaite revoir ses relations avec la Russie et la Chine mais aussi repenser celles avec des pays du groupe de Visegrád pour maintenir le cap occidental fixé par Vaclav Havel, la “havlovskézahraničnípolitiky (politique étrangère havelienne). La Slovaquie, par son ministre des Affaires étrangères Ivan Korčok s’est elle aussi positionné en faveur d’une coopération plus poussée avec l’Union européenne, rejetant le rôle “contre-révolutionnaire culturel“ que se donnent, d’après Péter Krekó, membre du think-tank Political Capital Institute, la Pologne et la Hongrie[3].

Ministres des affaires étrangères autrichien, slovaque et tchèque à Stanitsya Luhanska, Dombass.

Une visite en Ukraine syndrome d’une division du groupe

Les 7 et 8 février dernier, quelques jours avant les 21 ans du groupe de Visegrád [15 février], les ministres autrichien, slovaque et tchèque des Affaires étrangères [Alexander Schallenberg, Ivan Korčok, Jan Lipavský] se rendaient en Ukraine pour afficher leur soutien au président Zelensky. Cette configuration à trois pays est en elle-même l’expression des dissensions qui existent au sein des pays du groupe de Visegrád. Ce format, appelé format Slavkov, fut créé en janvier 2015 à la suite des évènements en Ukraine l’année précédente. L’annexion de la Crimée ainsi que la guerre au Donbass avait en effet démontré les divisions qui pouvaient exister au sein du groupe de Visegrád, la Hongrie optant pour une position plus complaisante vis-à-vis de la Russie. La création de ce nouveau groupe dans la région centre européenne peut également être lue à la lumière du fossé qui s’est creusé entre la Pologne du PiS de Jarosław Kaczyński et l’Union européenne.

Une position hongroise ambigüe face à la Russie

Si tous les pays du groupe de Visegrád ont vécu des expériences traumatiques similaires lors de leur basculement en républiques socialistes ou populaires, satellites de l’URSS, tous n’entretiennent pas le même rapport au pays qui est né de la chute de l’Union soviétique : la Russie. Steven Blockmans (directeur de recherche au Centre for European Policy Studies) définit la Hongrie comme appartenant au groupe des “Chevaux de Troie de la Russie“ en Europe[4]. Bien que son pays soit membre de l’OTAN, depuis son retour au pouvoir en 2010, Orbán ne se prive pas de relations avec la Russie de Poutine. En 2014 la Hongrie acceptait un prêt de près de 10 milliards d’euros de la Russie visant à moderniser le parc nucléaire hongrois, contrat qui confère un rôle central à Rosatom, géant public russe[5]. C’est également sous le leadership de Orbán que la Hongrie a considérablement augmenté sa dépendance énergétique vis-à-vis de la Fédération de Russie. Très récemment, en septembre 2021, Viktor Orbán s’est rendu en Russie afin de conclure un contrat de 15 ans avec la société Gazprom qui devrait fournir à la Hongrie la moitié de sa consommation annuelle de gaz[6]. Ce contrat, déjà perçu à l’époque comme provoquant par l’Ukraine a ensuite été assorti d’une autre visite de dirigeant hongrois auprès de Poutine au début du mois de février, alors que les tensions entre la Russie et l’Ukraine étaient presque à leur comble. Ce voyage, loin d’être destiné à calmer les tensions, comme l’ont pu être les voyages de Macron ou de Scholz, visait à négocier une exportation plus importante de gaz russe à un prix moindre. Une manœuvre politique peu appréciée par l’Ukraine, bien évidemment, mais également par l’Union européenne, l’OTAN, les pays frontaliers et l’opposition hongroise. Dans les premiers jours du conflit, Orbán a adopté une position qui pourrait paraître ambivalente, consistant à condamner l’opération militaire russe en Ukraine tout en refusant de sanctionner la Russie de manière trop importante, surtout dans le secteur de l’énergie. Cependant, cette dernière répond en réalité à une logique électorale bien établie. Des élections législatives qui s’annoncent contestées sont en effet prévues en avril prochain, où le Fidesz d’Orbán serait talonné, selon les sondages[7], par un parti d’opposition uni. En se montrant frileux sur les sanctions (au début du conflit pour le moins) et en soignant sa relation avec Poutine par ses différentes visites, Orbán s’assure un prix du gaz acceptable pour des ménages hongrois soucieux de leur budget, qui, si les prix restent stable durant le conflit, pourront se montrer reconnaissant dans les urnes en avril prochain. Budapest avait été l’un des rares pays européens à s’approvisionner en vaccin Spoutnik V lorsque la question de l’achat des doses se posait. Enfin la Hongrie est le pays hôte de la Banque Internationale d’Investissement (IIB), banque créée en 1970, en période soviétique qui réunissait essentiellement des pays du bloc de l’est. Perçue comme un héritage soviétique elle a déjà été quittée par la Pologne en 2000 tandis que la République tchèque, la Bulgarie, la Slovaquie et la Roumanie souhaitent aujourd’hui s’en distancer. La Hongrie n’a quant à elle pas encore communiqué sur le sujet, un silence que l’opposition interprète comme une confirmation de la “vassalisation“ d’Orbán à Moscou[8].

Ministres des affaires étrangères autrichien, slovaque et tchèque avec le Premier ministre ukrainien Denys Shmyhal.


Une Pologne à la marge de l’Union

Si la Pologne est, quant à elle, peu complaisante avec Poutine comme peut l’être Orbán, elle a, sous la présidence de Jarosław Kaczyński, adopté une ligne politique de plus en plus conservatrice et hostile aux institutions européennes. En novembre 2020, accompagnée de la Hongrie, la Pologne avait apposé son véto au budget de l’Union européenne lequel prévoyait le conditionnement du versement des aides européennes au respect par les États membres de l'État de droit[9]. Une mesure allant à l’encontre des intérêts du gouvernement d’extrême droite. Quelques mois plus tard, en juillet 2021, la Pologne, mais également la Hongrie se retrouvaient à nouveau sur le banc des accusés pour la violation de l’article 2 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE) relatif à la non-discrimination et au respect des droits humains. La Pologne était en effet accusée de violer ces deux principes en instaurant des zones dites “libérées de l’idéologie LGBT“ à plusieurs endroits sur son territoire. Cette situation avait conduit la Commission européenne à ouvrir une procédure d’infraction à l’encontre de la Pologne[10]. Une mesure réitérée quelques mois plus tard, en décembre 2021 lorsque que la Pologne sera accusée, du fait d’une décision de son Tribunal constitutionnel, de porter atteinte au principe d’État de droit mais également au principe de primauté du droit européen, principe fondamental dans la construction juridique de l’Union européenne[11]. Si cette rhétorique “anti-bruxelloise“ de la Hongrie n’a pas été évoquée plus que cela dans cet article, il ne faut absolument pas l’omettre, celle-ci ayant fait de la Pologne et de la Hongrie les mauvais élèves de l’Union européenne ces dernières années.

Une crise qui dans la durée, tend à adoucir les positions

Alors que les jours de guerre se succèdent, et que la situation humanitaire et politique s’aggrave à l’est de l’Union européenne, les positions pro-russes de la Hongrie et anti-européenne de la Pologne et de la Hongrie, précédemment exprimées, ont du mal à tenir. La première inflexion a pu être observée par l’accueil à bras ouvert des migrants ukrainiens dès la première journée du conflit, un accueil dont ne peuvent certainement pas témoigner les migrants venus du Moyen-Orient ou d’Afrique dans la région. C’est dans une allocution prononcée dès le 24 février que Orbán a annoncé cette mesure, tandis que le même jour le ministre polonais de l’Intérieur Kamiński déclarait que son pays apporterait son aide à “tous ses frères ukrainiens“. Cette réponse rapide et extrêmement poignante par la solidarité dont elle témoigne, contraste avec le refus, quelques mois plus tôt de la Pologne d’accueillir les migrants massés à sa frontière ou avec l’opposition des pays de la région aux quotas d’accueil de migrants en 2015[12]. Plus que poignante, la réponse de la Pologne a été et est le moteur de la réaction européenne à la vague migratoire créée par le conflit et une inspiration pour l’Union européenne toute entière. L’aggravation du conflit a également poussé la Hongrie à revoir sa position. Réticente avec l’Allemagne et l’Italie au début du conflit, la Hongrie s’est finalement alignée sur la majorité des pays de l’Union européenne, en acceptant l’exclusion de la Russie du réseau SWIFT. Orbán refusait également jusqu’ici le déploiement de troupes de l’OTAN sur son territoire comme cela a pu être fait dans d’autres pays frontaliers, un décret a été signé autorisant un tel déploiement à condition qu’aucune arme létale ne transitant sur son territoire ne soit destinée à l’Ukraine.

Une inflexion qui ne doit pas laisser de doutes

S’il l’on peut observer une inflexion dans les positions anti-européennes de la Pologne et de la Hongrie et pro-russes de la Hongrie, celles-ci ne sont très probablement que temporaires. Il ne serait pas surprenant que si Orbán venait à être réélu en avril prochain, qu’il reste proche d’un Vladimir Poutine qui (s’il parvient à se maintenir au pouvoir) lui offre un accès peu onéreux au gaz russe, pain béni en terme électoral. Quant à la Pologne, ses manquements à l’État de droit et aux valeurs fondamentales de l’Union européenne ne s’évaporeront pas par son soutien aux réfugiés ukrainiens, et dès que le conflit sera un élément du passé, ses bras de fers récurrents avec la Commission reprendront.

Le résultat du conflit et les manœuvres diplomatiques futures de la République tchèque et la Slovaquie nous éclaireront sûrement un peu plus sur l’orientation stratégique que prennent ces pays. Il semblerait néanmoins que ce voyage en Ukraine les 7 et 8 février derniers dans le cadre du format Slavkov, démontre une volonté de distanciation de pays trop anti-européens et pro-russes. Cet activisme politique au sein du format Slavkov présage probablement d’un futur ancrage politique a clairement marqué l’ouest de la part de la Slovaquie et de la République tchèque, tant à travers un attachement fort à l’OTAN contre la Russie qu’à travers un soutien clair à l’Union européenne.


Jules Bigot






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