« Ce n'est pas le pouvoir qui corrompt, mais la peur : la peur de perdre le pouvoir pour ceux qui l'exercent » en déclarant cela, en 1991, Aung San Suu Kyi ne pouvait savoir que 30 ans plus tard aurait lieu un énième putsch birman contre elle et son parti, la Ligue nationale pour la démocratie. La Birmanie a en effet subi une des pires juntes militaires du monde pendant cinquante ans mais avait réussi à entamer une transition démocratique pacifique et était même devenu en occident un symbole de démocratisation. Tous ces efforts viennent d’être réduits à néant par la prise de pouvoir de l’armée ce lundi 1er février. Mais que s’est-il passé et qu’est-ce qui a poussé l’armée, déjà omniprésente, à mettre fin à dix ans de régime parlementaire fragile ?
L’armée birmane prit le contrôle de la mairie de la capitale économique du pays, Rangoun, et ce à grand renfort de chars militaires et de nombreux soldats.
Le lundi 1er février 2021, l’armée birmane prit le contrôle de la mairie de la capitale économique du pays, Rangoun, et ce à grand renfort de chars militaires et de nombreux soldats. L’arrestation du Président de la République Win Myint et de la Conseillère spéciale de l’Etat (cheffe du gouvernement de facto) Aung San Suu Kyi, parvenue tôt dans la matinée, a mis définitivement fin à la transition démocratique engagée dans le pays depuis une dizaine d’années. Peu de temps après, les lignes de communication (Internet et le téléphone) étaient perturbées, l’aéroport international, les routes périphériques de la villes et les vols internes étaient bloqués et les banques furent fermées pour une durée indéterminée. L’armée a finalement diffusé un message sur sa chaîne de télévision annonçant le retour au pouvoir de l’armée, un état d’urgence d’un an sur tout le pays et le placement des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire entre les mains d’un seul homme : le général Ming Aung Hlaing.
Cette prise de pouvoir a provoqué une indignation internationale et l’ONU, l’Union Européenne et de nombreux Etats dont la France, les Etats-Unis, la Chine et la Russie ont condamné la restauration de la junte militaire, le Royaume-Uni, lui, réclame la libération de Myint et Suu Kyi. De son côté, Aung San Suu Kyi « exhorte la population [...] à réagir et à manifester de tout cœur contre le putsch mené par l’armée » dans un communiqué publié par son parti la Ligue Nationale pour la Démocratie (LND). En outre, les appels à la désobéissance civile sont nombreux, notamment via un compte Facebook de plus en plus suivi, Le Mouvement de Désobéissance Civile qui cumule déjà plus de 150 000 abonnés.
Ce putsch arrive dans un contexte de tensions entre le gouvernement en place et l’armée. En effet, celle-ci contestait les résultats des élections législatives nationales qui se sont tenues le 8 novembre 2020. Le vote s’était clôturé par une écrasante victoire de la LND qui remporta 396 sièges sur 664 au total tandis que le PUSD, le parti de l’armée, n’en avait remporté que 33 ! Le chef de l’armée, Ming Aung Hlaing, a donc accusé de fraude le parti concurrent, accusations démenties par la Commission électorale qui reconnut les résultats de l'élection avant de finalement les valider.
En réaction , l’armée menaça d’intervenir pour « sauver la démocratie » et organiser de nouvelles élections générales libres et équitables. Des manifestations pro-militaires et des exercices pour montrer la force de l’armée eurent lieu, menaçant clairement le gouvernement birman et sa cheffe.
Cependant, même si ce coup d’Etat a pour cause conjoncturelle la défaite du PUSD aux dernières élections, il existe des causes structurelles bien plus anciennes et ancrées dans l’Histoire de la Birmanie et dans sa politique. En effet, alors que la Birmanie obtint son indépendance de l’Empire britannique le 4 janvier 1948, et quitta le Commonwealth peu après, elle devint une démocratie parlementaire. Malgré tout, le 2 mars 1962, l’armée prit la pouvoir une première fois et fonda le partie du BSPP avec à sa tête le général Ne Win. La pauvreté du pays monta alors en flèche et de nombreuses guerres sans résultat furent entamées, appauvrissant encore plus les populations. Un gouvernement fantoche, à la solde de l’armée, fut mis en place à partir de 1974.
En 2005, l’armée déménagea sa capitale dans une ville sortie de terre : Naypyidaw, et qui rassemble encore aujourd’hui toutes les institutions du pays.
En 1988, Ne Win fut renversé par d’autres généraux qui fondèrent une nouvelle dictature militaire. Celle-ci organisa de nouvelles élections en 1990, qui donnèrent la victoire à la LND, les élections furent annulées et les mouvements pro-démocratiques brutalement écrasés. Le pays du alors faire face à des sanctions internationales et à un souhait de plus en plus fort pour un système démocratique de la part de la population. En 2005, l’armée déménagea sa capitale dans une ville sortie de terre : Naypyidaw, et qui rassemble encore aujourd’hui toutes les institutions du pays. Trois ans plus tard, en 2008, le gouvernement propose de rédiger une constitution pour « démocratiser » la Birmanie, même si elle est très critiquée, elle permet la tenue de deux élections législatives en 2012 et 2015, gagnées par la LND. Cependant, cette constitution permet à l’armée de garder la mainmise sur le pouvoir en ayant d’office 25% des sièges au Parlement et en gardant le pouvoir sur les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires frontalières, les principaux ministères du pays.
Alors qu’en 2011, la dictature disparaît officiellement grâce à la politique d’ouverture du président Thein Sein, les militaires restent tout de même très influents grâce à la constitution de 2008 et c’est dans le respect de celle-ci et au nom celle-ci qu’ils ont perpétré le coup d’Etat du 1er février 2021. En outre, l’arrivée au pouvoir de Aung San Suu Kyi n’a jamais de vraiment été acceptée par l’armée. Elle fut toujours considérée comme une fauteuse de trouble. Ayant cofondé la Ligue Nationale pour la Démocratie en 1988 et remporté les élections en 1990, elle fut, par conséquent, assignée à résidence jusqu’en 2010.
La Constitution de 2008 l'empêchant de devenir « Présidente de la République », une fonction est donc créée pour elle : « Conseillère spéciale d’Etat ». Aung San Suu Kyi grâce à son Prix Nobel (1991), à son père, héro de l’indépendance birmane, et à sa politique de contestation non-violente est devenue un symbole populaire et national qui gêne. L’armée avait déjà tenté plusieurs fois de se débarrasser, sans succès, de cette femme leur faisant l’effet d’une épine dans le pied.
Ce coup d’Etat arrive, en fait, dans une période où même la constitution de 2008 était remise en cause, puisque Win Myint souhaitait l’amender pour « construire une union démocratique fédérale ». Les militaires ont vu dans ce souhait une possible perte de leur mainmise sur les institutions, une émancipation démocratique et un gouvernement qui les mettait hors-jeu. La peur de perdre leur pouvoir a fini par pousser l’armée à agir, réprimant le peu de démocratie subsistant dans le pays qui était devenu pour les pays voisins, pour certains aspects, un modèle de transition politique et démocratique. On peut tout de même espérer que la désobéissance civile réussira à faire pression sur l’armée et que les « Vive Mère Suu » qui résonnent dans Rangoun seront entendus.
Lou Detroyes
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