Avec l’avancée du conflit russo-ukrainien, de nombreuses sanctions financières ont été décidées à l’égard de la Russie, les Occidentaux tentent d’asphyxier l’économie du pays. L’efficacité de mesures comme la suspension de l’accès au réseau Swift a été posée avec le spectre d’un contournement de telles sanctions via l’usage des cryptomonnaies par la Russie. Ces dernières auraient constitué un moyen de se protéger contre la chute de la valeur du rouble et d'accroître l’indépendance du pays mais l’usage de monnaies numériques dans le monde physique peut-il fonctionner ? C’est le pari de Nayib Bukele, président du Salvador, qui faisait de son pays le premier au monde à légaliser le bitcoin comme monnaie d’État le 7 septembre 2021.
La situation du Salvador, particulière, explique cette prise de risque conséquente. Ce petit pays d’Amérique centrale compte près de sept millions d’habitants. Il est un des plus pauvres d’Amérique latine et près de 40% de la population vit sous le seuil de pauvreté. C’est ce qui explique en grande partie le fait qu’un Salvadorien sur trois travaille à l’étranger, notamment aux États-Unis, afin d’envoyer de l’argent à sa famille. Ces envois représentent un cinquième du PIB du pays, plus de quatre milliards de dollars. Cependant, la majorité de la population ne possède pas de compte bancaire et les transactions internationales coûtent cher. C’est pour contourner ce problème que les habitants se sont mis à utiliser du bitcoin dans certains villages, notamment El Zonte.
En effet, le bitcoin est un outil particulièrement pratique pour le Salvador. Les cryptomonnaies sont des actifs financiers et numériques fonctionnant grâce à des réseaux informatiques décentralisés ce qui veut dire qu’il n’y a nul besoin d’une banque ou d’une autre entité possédant le réseau. Les particuliers sont ainsi en pleine possession de leur argent et les frais de transactions vont d’une dizaine de dollars à des poussières de centimes selon les réseaux. Bitcoin fut le premier crypto-actif de ce type, créé en réaction à la création et la mise en circulation de nouvelles monnaies sur simple souhait des États, provocant une diminution de la richesse de citoyens dépourvus de contrôle sur cette émission. Bitcoin est ainsi conçu pour que seuls 21 millions de bitcoins soient émis et pas un de plus.
La légalisation du bitcoin s’est accompagnée d’un achat massif de dizaines de millions de dollars en bitcoin par le Salvador. Les entreprises et commerces sont obligés d’accepter le bitcoin comme moyen de paiement. Le bitcoin peut désormais être utilisé pour payer ses impôts et les plus-values ne sont pas imposables. En juin et juillet 2021, plus des deux tiers de la population se déclarait non intéressée ou opposée à cette nouvelle loi, malgré les 30 dollars en bitcoin offerts par l’État aux habitants qui téléchargeaient Chivo, un portefeuille virtuel. Toutes les manifestations furent alors réprimées dans la violence. Malgré les avertissements du FMI contre l’extrême volatilité des prix et ceux des États-Unis craignant que le Salvador devienne un lieu de blanchiment d’argent, Nayib Bukele n’est pas revenu sur sa décision. Sept mois plus tard, il devient intéressant de voir comment le pays a évolué avec cette nouvelle monnaie.
Alors qu’un bitcoin valait 46 000 dollars environ à l’entrée en vigueur du texte, le prix a dépassé son record historique, atteignant 67 000 dollars avant d’entamer une chute vertigineuse de 50% en deux mois. Le bitcoin a désormais retrouvé sa valeur de septembre 2021.
Profitant de la chute en janvier, le FMI n’a pas tardé à exhorter les autorités de renoncer à cette légalisation. Outre l'instabilité des cours, le FMI pointe du doigt « les vulnérabilités de la dette publique » et des « déficits budgétaires persistants ». Malgré tout, il faut relativiser les conséquences sur la vie des Salvadoriens parmi lesquels l’adoption s’est finalement révélée très faible. Selon un rapport de la Fondation salvadorienne pour le développement économique et social, seuls 16% des habitants et 10% des entreprises font des ventes en bitcoin. Plus marquant encore, ce sont à peine 0.7% des transactions entre le Salvador et l’étranger qui s'effectuent via ce crypto actif. Les résultats de la politique du président pour rendre du pouvoir d’achat et de l’indépendance à ses habitants sont donc pour l’instant décevants mais ce dernier ne renonce pas. Il cherche depuis novembre 2021 à émettre des obligations adossées sur le bitcoin, les Volcano Bonds, afin de lever un milliard de dollars destinés à la construction de Bitcoin City, une ville fonctionnant grâce à l’énergie d’un volcan. Devant l’ampleur du projet et la complexité de la conception de ce nouveau type d’obligations, le projet prend cependant du retard.
Si l’expérience de la légalisation du bitcoin est peu concluante, elle ne s’est cependant pas soldée par un échec massif. Au point qu’il reste imaginable que d’autres pays emboîtent le pas au Salvador, pour faire face à la volatilité de leur monnaie ou aux très faibles taux de bancarisation de la population. Il faudra sans doute attendre pour cela que davantage de fonds viennent accroître le prix du bitcoin, rendant son cours moins volatile. En attendant, les initiatives semblent surtout provenir des villes. La ville de Lugano en Suisse a annoncé en début mars 2022 que ses habitants pourraient désormais payer leurs impôts avec du bitcoin. Il reste à voir quelle sera l’adoption d’une telle mesure face à la peur que suscite l’importante volatilité du bitcoin.
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