“Le patriotisme fait décidément beaucoup d'imbéciles”, écrivait Paul Léautaud, critique et écrivain français du début du XXe siècle. En effet, aujourd’hui, le patriotisme est indiscutablement une valeur extrême, rattachée à la droite conservatrice et catholique. Il suffit pour s’en rendre compte d’ouvrir un
réseau social. En effet, lorsque Emmanuel Macron posta une photo d’un drapeau français le 8 mai 2020 pour commémorer les 75 ans de la fin de la seconde guerre mondiale, la lecture des quelques premiers commentaires fait alors apparaître un flot de propos racistes, xénophobes, nationalistes, d’incitations à la haine postés par des internautes masqués revêtant des pseudos obscurs faisant référence à la religion catholique ou à la tradition monarchique française.
Pourtant, l'histoire de France montre indéniablement que la notion de patriotisme est intimement liée à l'histoire de la gauche française. En effet, les premiers signes du patriotisme français remontent à la Révolution française, et il serait difficile de ne pas considérer Robespierre ou Saint Juste comme des figures “de gauche” de notre histoire, dont le placement dans l’hémicycle est source même de l’usage du terme gauche en politique. En effet, lorsque les populations sont appelées pour défendre les frontières à Valmy ou à Fleurus, ce n’est pas seulement la terre qu’ils défendent, mais bien cette “liberté chérie”, adulée dans notre hymne national. Les citoyens découvrent alors quelque chose à défendre, on ne se bat plus pour le roi comme à Bouvines mais pour la patrie et la liberté.
Le patriote, défini par Louis de Jaucourt comme “l'Homme qui, dans un gouvernement libre et régi par des lois, chérit sa patrie au-dessus de tout et met son bonheur et sa gloire à le secourir avec zèle suivant ses moyens et ses facultés”, devient alors la figure tutélaire de la gauche révolutionnaire. L’organe de presse pamphlétaire du Salut public décide ainsi de se nommer les « publicistes patriotes » et de nombreux journaux s'affichent délibérément « patriotes », comme le « Patriote français » de Brissot. Le patriotisme ne peut être qu’une valeur de gauche puisqu’il s’oppose à la figure du roi. Cette idée fut loin d'être abandonnée au cours du XIXe siècle et elle se concrétise dans la défense du drapeau français. Si les nouveaux patriotes de 1830 acceptent de laisser un roi à la tête de la France en la personne de Louis-Philippe, c’est bien grâce au passé patriote du duc et l’image de "roi-citoyen" qu’il véhicule. L’accolade entre le futur roi et La Fayette, à l'Hôtel de Ville de Paris, quartier général des républicains, entourés par des drapeaux tricolores, en opposition au drapeau blanc des bourbons, n’est pas un symbole dénué de sens.
De plus, lorsque la république balbutiait en 1871, c’est bien le drapeau tricolore qui avait permit d'évincer le prétendant au trône et d’instaurer la IIIe République. Cependant, associer uniquement le patriotisme à la république serait réducteur et il suffit de citer l’empereur Napoléon Ier pour s’en rendre compte : “La main qui donne est au-dessus de la main qui prend. L'argent n'a pas de patrie. Les financiers n'ont aucun patriotisme et pas la moindre décence. Leur seul but est le gain”. Le patriotisme servait à défendre la patrie contre les avidités, aussi bien territoriale des différentes coalitions que de celle des financiers.
Le véritable tour de force du patriotisme fut son passage à droite de l'échiquier politique. Alors que la première république permit l'ascension de la Terreur et la deuxième l’arrivée au pouvoir du futur empereur Napoléon III, la IIIe République permit de concilier patriotisme, république et ordre pour la première fois. Alors que la Première Guerre mondiale menaçait et que Jaurès, représentant de la gauche française s’il en est, prêchait pour la paix, la IIIe République fit appel aux populations pour défendre la mère patrie. En 1915, on fit voter la loi pour les “morts pour la France” et dès l’après-guerre le mythe du soldat inconnu commença à être vénéré. La patrie était sauvée grâce au patriotisme de ses citoyens, en opposition au socialisme de Jaurès. L’internationalisme avait échoué à éviter la guerre et les socialistes s'étaient, après la mort de Jaurès, ralliés à l’Union sacrée.
Cependant, si un moment marqua la rupture entre la gauche et le patriotisme, ce fut la France de Vichy. En effet, même si de nombreux mouvements de résistances se situaient à gauche, notamment parmi les rangs communistes, le maréchal Pétain utilisa l’idée de patriotisme et en renversa le sens. L’inclusion du terme “Patrie” dans la devise “travail famille Patrie” fit entrer dans l’idée des Français que la patrie était synonyme de collaboration. Une partie de la France se tourna donc vers son sauveur et le patriotisme devint le gaullisme, notamment grâce à la promotion de l'indépendance vis-à-vis de l'Amérique sous De Gaulle, et l’autre se tourna vers le “parti des 75 000 fusillés”, dans un internationalisme thorézien. Le patriotisme s’était effacé à part dans les rangs de l'extrême droite comme avec Florian Philippot, qui, après son départ du Front national en 2017, fonda le “parti des patriotes”.
La honte du drapeau français réussit cependant à être surpassée grâce au premier président Giscard qui posa avec ce dernier en fond pour sa photo officielle et grâce aux victoires sportives de la France en 1998 et 2018, qui permirent la fin de la relation conflictuelle des Français avec leur drapeau.
Mais outre le drapeau tricolore, une question se pose, peut-on être de gauche et défendre la France? Il serait aisé de répondre à cette interrogation par un exemple. En effet, la Commune de Paris de 1870 exista, car les Parisiens refusaient la paix avec la confédération allemande et décidèrent donc de mettre en place un des premiers régimes communistes du monde en opposition à cette paix et pour l'indépendance de la patrie. Bien entendu, la tendance internationaliste de la Commune de Paris relativise ce point. Cependant, pour Jaurès, “Un peu d'internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup d'internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l'Internationale, beaucoup de patriotisme y ramène”. En effet, pour ce dernier le champ d’action de la gauche doit être entre internationalisme et patriotisme, un juste-milieu idéal, entre défense de la patrie et amitié entre les peuples. D’autres exemples pourraient également être développés comme le ralliement de la gauche à l’Union sacré en 1914 ou la participation active à la résistance, comme évoqué précédemment.
Cependant, même si aujourd’hui le patriotisme peut être revendiqué par quasiment tout l'échiquier politique, un élément est communément avancé pour que ce patriotisme se différencie de celui de Vichy, c’est qu’il ne doit pas servir à la haine de l’autre. Il suffit pour s’en rendre compte de citer Emile Zola dans J'accuse !: “C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c'est un crime enfin que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l'œuvre prochaine de vérité et de justice“. De nos jours encore, le patriotisme est encore utilisé pour justifier l’opposition à l'accueil des réfugiés avec des slogans comme “La France aux français”. Il faut alors rappeler la phrase de Romain Gary:
"Le patriotisme c'est l'amour des siens. Le nationalisme c'est la haine des autres"
Pour conclure, j’aimerais citer quelques vers: “Amour sacré de la Patrie / Conduis, soutiens nos bras vengeurs ! / Liberté, Liberté chérie ! / Combats avec tes défenseurs”. Reconnaissez-vous cet extrait ? Il s’agit de la sixième strophe de la Marseillaise composée par Rouget de Lisle. “L’amour sacré de la Patrie” est alors utilisé pour défendre la “liberté chérie”, signe que liberté et patriotisme ne sont pas irréconciliable, à condition que les deux soit utilisés de manière modérée et intelligente !
Nikolas Keckhut
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